J.O. 15 du 19 janvier 2005
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Mémoire en réplique des députés signataires du recours dirigé contre la loi de programmation pour la cohésion sociale
NOR : CSCL0508041X
Monsieur le président du Conseil constitutionnel, mesdames et messieurs les membres du Conseil constitutionnel, nous avons l'honneur de vous adresser le mémoire en réplique suivant en réponse aux observations du Gouvernement sur le recours dirigé contre la loi de programmation pour la cohésion sociale.
Sur les articles 17, 24 et 31
En ce qui concerne l'interprétation de la seconde phrase du quatrième alinéa de l'article 72-2 de la Constitution, il convient de souligner en termes généraux que le Constituant a veillé à ne pas retenir les seules extensions de compétences qui auraient pour objet de se traduire par des charges supplémentaires mais bien celles qui auraient pour conséquence l'augmentation des charges des collectivités territoriales. Il appartient donc au juge constitutionnel de vérifier, sur la base des débats parlementaires, des éléments apportés par les parlementaires auteurs du recours et des observations du Gouvernement, de vérifier en cas de contestation, que la modification des compétences décidée par le législateur n'a pas, en fait, pour effet d'augmenter les charges des collectivités locales.
S'agissant des dispositions relatives à l'apprentissage, il ne peut être contesté qu'elles entraînent bien une extension de compétences ayant pour conséquence d'augmenter les charges des régions, comme l'ont montré les éléments rapportés dans le recours.
Le Gouvernement reconnaît lui-même, certes à mots couverts, que certaines des dispositions prévues par ces articles ont un impact qui conduit à une extension des compétences déjà dévolues aux régions.
Il reconnaît ainsi que l'un des objectifs principaux de la loi est de renforcer l'attractivité de l'apprentissage et que le nombre d'apprentis dépend des capacités d'accueil des centres de formation ou des sections d'apprentissage décidées pour l'essentiel par les régions.
Le caractère obligatoire de l'exercice de ces compétences par les régions résulte de ce que la reconnaissance du statut d'apprenti ne leur appartient pas, les contrats d'apprentissage étant enregistrés par les services de l'Etat (art. L. 177-5 du code du travail, dans sa version résultant de la loi de programmation pour la cohésion sociale, modifiant les dispositions de l'article 10-I de la loi no 2004-809 du 13 août 2004).
Les régions sont donc liées par la décision prise par l'Etat et exercent en matière d'apprentissage des compétences consistant notamment à accorder des aides aux entreprises ou aux centres de formation. Celles destinées aux employeurs sont directement liées au nombre de bénéficiaires puisque versées pour chaque contrat d'apprentissage enregistré. Celles assurant le fonctionnement des établissements sont proportionnelles au nombre d'apprentis inscrits dans les centres de formation.
Dès lors, toute mesure législative visant à augmenter, soit par le régime juridique des contrats, soit par un crédit d'impôt ayant pour objet de peser sur le choix des acteurs économiques, le nombre des apprentis a pour conséquence d'accroître les charges des régions. Le fait que le crédit d'impôt soit prévu par le code général des impôts dont de très nombreuses dispositions portent sur la taxe d'apprentissage (notamment les articles 224 à 230 G), y compris en ce qui concerne l'alimentation des fonds régionaux de l'apprentissage et de la formation professionnelle (art. 226), ne doit pas faire obstacle à considérer que cette aide va produire une augmentation du nombre des contrats d'apprentissage, que le Gouvernement revendique par ailleurs.
Le législateur a donc bel et bien prévu une extension de compétences pour les régions qui conduit à une augmentation de leurs dépenses. L'application de l'article 72-2 de la Constitution devrait conduire la loi à prévoir les ressources accompagnant cette extension de compétences. Tel n'est pas le cas.
Pour financer cette extension de compétences obligatoirement portée à la charge des régions, le Gouvernement met en avant les dispositions modifiant le régime du financement de l'apprentissage. Ces dispositions ne peuvent constituer une réponse à l'exigence posée par la Constitution d'attribuer aux collectivités territoriales des ressources en cas d'extension de compétences ayant pour conséquence d'augmenter leurs charges.
En effet, le mécanisme des contrats d'objectifs et de moyens se substitue, sur une base conventionnelle, à un dispositif de péréquation déterminé par la loi et le règlement. Il ne comporte donc de garantie ni quant à son existence pour toutes les régions du pays, ni quant à son montant. Au demeurant, on peut relever que le Gouvernement a régulièrement évoqué le fait que ces conventions devaient porter sur des actions de développement de la qualité, ce qui, compte tenu de la faiblesse des moyens aujourd'hui affectés à l'apprentissage, se traduirait par des charges supplémentaires pour les régions. Il ne peut donc être valablement fait état de ces contrats et des sources qui y sont affectées pour considérer que des ressources nouvelles sont apportées aux régions.
Au demeurant, le montant des sommes apportées au titre de ces nouvelles ressources, estimées par le Gouvernement à 214 millions d'euros à partir de 2006, est disproportionné par rapport aux charges supportées par les régions, qui sont estimées au moins à 545 millions d'euros. Cette disproportion est contraire au principe de libre administration des collectivités territoriales et au principe posé au premier alinéa de l'article 72-2 selon lequel « Les collectivités territoriales bénéficient de ressources dont elles peuvent disposer librement dans les conditions fixées par la loi. », puisque, toutes choses égales d'ailleurs, les conséquences des dispositions attaquées auraient pour effet de réduire sensiblement leur capacité à utiliser librement les ressources dont elles disposent.
Dans ces conditions, les dispositions de la loi relatives à l'apprentissage et ayant pour effet d'accroître le nombre des apprentis doivent être censurées dans l'attente de ressources déterminées par la loi.
Sur l'article 69
Le Gouvernement n'apporte aucune réponse à l'atteinte au principe d'égalité qu'induisent les dispositions de cet article . Il se contente de préciser que le législateur a voulu mettre un terme à des difficultés rencontrées par des entreprises où des salariés sont appelés à de fréquents déplacements, difficultés résultant du déclenchement de mécanisme de compensation en cas de dépassement du contingent d'heures supplémentaires.
La modification serait de faible portée par rapport à l'actuel dispositif de décompte du temps de travail effectif.
Ainsi, les déplacements que fait le salarié pour se rendre de son domicile à son lieu de travail continuent de ne pas être décomptés dans le temps de travail effectif. Les déplacements effectués entre différents lieux de travail pendant la période comprise dans l'horaire collectif ou individuel de travail demeurent inclus dans le temps de travail effectif.
L'article 69 permettrait donc de ne pas décompter dans le temps de travail effectif, outre le temps de déplacement entre le domicile et le lieu de travail, les temps de déplacement professionnel réalisés en dehors des horaires collectifs ou individuels.
Cette précision est importante. Il n'en reste pas moins que, même en dehors des horaires collectifs ou individuels, un salarié en déplacement professionnel ne peut vaquer librement à ses occupations personnelles. Il est manifestement à la disposition de l'employeur et doit se conformer à ses directives, à savoir se rendre sur un lieu de travail.
Les conditions apportées par le législateur à cette définition du temps de travail effectif ne modifient en rien l'atteinte au principe d'égalité qu'impliquent les dispositions de l'article 69.
Fort heureusement comme le signale le Gouvernement, le législateur n'a pas prévu de mécanisme de compensation conduisant à diminuer la rémunération. Il a effectivement adopté un mécanisme où le niveau de la compensation dépend d'un critère mis en oeuvre par la jurisprudence.
Toutefois un tel critère revient à introduire dans la détermination de la rémunération un élément qui n'est pas un élément constitutif du contrat de travail, mais qui relève de la vie privée, à savoir le domicile du salarié. La compensation, même s'il s'agit d'un déplacement professionnel jugé comme anormal, sera fonction du temps de déplacement habituel entre le domicile et le lieu de travail du salarié. Il conduit donc de ce point de vue à une atteinte au principe d'égalité.
La censure est donc inévitable.
Sur l'article 77
Le Gouvernement prétend à titre principal que cette disposition permet de concilier la liberté d'entreprendre et le droit à l'emploi. Le pouvoir reconnu au juge en cas de nullité de la procédure de licenciement serait, à suivre les observations du Gouvernement, de nature à permettre un tel équilibre.
La réponse ainsi faite ne peut emporter l'adhésion surtout quand elle repose sur le précédent de votre décision du 20 juillet 1988, laquelle concernait une hypothèse bien particulière tenant à la réintégration de salariés licenciés pour faute lourde et au champ de l'amnistie.
En l'espèce, la question posée est radicalement différente.
Car ce qui est en cause ici tient au droit du salarié de retrouver l'emploi dont il n'aurait pas dû être privé. Autrement dit, l'impossibilité de réintégration doit être fondée sur des circonstances particulières et précisément définies et caractérisées.
On observera, d'une part, que certains entrepreneurs peu scrupuleux peuvent fort bien « fermer » spécialement un établissement pour faire échec au droit des salariés concernés. Ce n'est pas, à cet instant, un argument « politique » - lequel évidemment n'aurait pas sa place dans une saisine - mais de faits malheureusement constatés à plusieurs reprises et unanimement dénoncés comme des pratiques de « patrons voyous ». Or, l'article critiqué ouvre paradoxalement à ceux-ci une nouvelle possibilité d'organiser leurs comportements inadmissibles sous la protection de la loi.
Contrairement à ce qu'affirme le Gouvernement, les dispositions critiquées ont pour effet de remettre en cause les dispositions actuelles et la jurisprudence sur les cas d'impossibilité de réintégration. La loi déférée énonce à titre d'exemple la fermeture de l'établissement et du site. Ainsi, il serait permis au juge de refuser l'annulation du licenciement, et ainsi la réintégration du salarié, au seul motif que le site sur lequel il était employé serait fermé et ce alors même qu'un emploi équivalent serait disponible sur un autre site appartenant à l'entreprise. Il serait impossible d'imposer la réintégration d'un salarié sur un autre site, dans la mesure où cela constituerait une modification substantielle du contrat de travail. Il semble qu'un licenciement constitue une modification du contrat de travail davantage substantielle que la réintégration sur un autre site.
D'autre part, et contrairement à ce que soutient le Gouvernement, l'adverbe « notamment » signifie l'atteinte disproportionnée ainsi portée au droit à l'emploi. A supposer, pour le raisonnement, que l'on puisse faire, par principe, échec au droit du salarié à retrouver l'emploi dont il a été illicitement privé, encore faut-il que cela réponde à des conditions strictes et limitées à des hypothèses objectivement incontestables.
Pour qu'une conciliation entre deux droits constitutionnels soit admissible, encore faut-il que les termes en soient précisément définis au préalable. Sinon, ce n'est plus une conciliation mais une confrontation entre deux normes placées sous l'arbitrage du juge. En matière pénale, le principe de légalité des délits et des peines exige une définition claire et précise des infractions et des peines afin que la conciliation entre liberté publique et individuelle et protection de l'ordre public soit constitutionnellement possible.
En matière de droit du travail où l'ordre public protecteur du salarié a toute son importance, il convient que cette même rigueur de rédaction soit retenue comme un des éléments rendant possible une éventuelle conciliation entre le droit à l'emploi et la liberté d'entreprendre.
Ainsi que cela a été relevé par M. le président du Conseil constitutionnel lors de ses voeux du 4 janvier 2005 : « le législateur doit donc adopter des dispositions compréhensibles et des formules non équivoques, afin de prémunir les sujets de droit contre une interprétation contraire à la Constitution ou contre le risque d'arbitraire.
Il ne saurait reporter sur des autorités administratives ou juridictionnelles le soin de fixer des règles dont la détermination n'a été confiée par la Constitution qu'à la loi.
Sont donc contraires à la Constitution les dispositions dont l'impact sur l'ordonnancement juridique est incertain. C'est au législateur de déterminer le champ d'application et la portée de la loi.
Il ne peut se défausser sur les autorités administratives et juridictionnelles appelées à intervenir par la suite ».
On ne saurait donc constitutionnellement admettre que le droit à l'emploi se trouve subordonné à des interprétations juridictionnelles aléatoires et divergentes sur l'ensemble du territoire. On observera, à cet égard, que les exemples tirés du code du travail évoqués par le Gouvernement pour montrer que l'adverbe ou l'exemple existent déjà en droit positif renvoient pour la plupart à des énumérations destinées à élargir la protection du salarié et non à limiter son droit à l'emploi.
Quant à la liberté d'entreprendre que le Gouvernement entend ici privilégier, on relèvera, pour les seuls besoins du raisonnement, que l'aléa proposé par l'adverbe « notamment » fait peser une incertitude sur l'employeur qui ne saura pas les cas dans lesquels la réintégration des salariés indûment licenciés est possible ou impossible. Cette incertitude juridique pourrait donc être regardée également comme portant atteinte à la liberté d'entreprendre.
De tous ces chefs, la censure ne peut être évitée.